Après la retraite de Morphy, la domination des
joueurs surdoués, des talents naturels, allait s'interrompre pour
laisser la place aux "travailleurs de échecs". Né
à Prague, Wilhelm Steinitz était issu d'un milieu pauvre. Ses parents
voulurent qu'il soit rabbin, mais c'est en mathématiques qu'il se
montrait le plus doué. Il fut envoyé à l'université de la capitale
autrichienne. Mais le virus des échecs l'avait atteint et il décida de
faire carrière dans le jeu. Mais pour percer, il lui fallait un mécène. Et pour se faire remarquer, il lui fallait
adopter un style percutant et spectaculaire. C'est à contre-coeur qu'un
esprit cartésien comme le sien se lançait dans l'aventure des attaques
spéculatives. Le besoin de rationnaliser se fit bientôt sentir et ce
"besogneux des échecs"allait émettre des principes qui sont
le fondement des échecs modernes :
Cette façon de jouer n'était pas du goût du public.
Il fallut attendre une trentaine d'années pour que le bien-fondé des
idées de Steinitz soit reconnu.
Steinitz gagna son premier tournoi en 1859 à 23 ans, et termina
3ème dans une compétition réunissant les meilleurs joueurs viennois. En
1861, il remporte son premier tournoi en gagnant 30 parties et n'en
perdant qu'une. Mais au tournoi de Londres de 1862, il ne parvint pas à
confirmer et termina péniblement 6ème (vainqueur Anderssen). Vexé,
Steinitz se remit à travailler. Après une victoire timide devant le
champion italien Serafino Dubois (+5, =2, -3), Steinitz partit pour
Londres. Il y rencontra le fort joueur anglais Joseph Henri
Blackburne. Personnage truculent, bon vivant, ne se prenant pas au
sérieux, son caractère enjoué faisait de lui le champion le plus
populaire de l'époque. Il était capable de gagner contre n'importe
quel joueur. Voici un exemple de ses fameux "coups de
Trafalgar". Après des parties telles que celle-ci, les
supporters de Blackburne ne doutaient pas que les attaques
irrésistibles de celui-ci allaient avoir raison du style "bétonné"
de Steinitz. En effet, l'écrasement eu lieu, mais en sens inverse !
Steinitz l'emporta (+7, =2, -1). Restait un dernier rempart :
Anderssen. Il était redevenu n°1 depuis sa victoire au tournoi de
Londres de 1862. Le match fut organisé, le vainqueur étant celui qui
atteignait 8 victoire, les parties nulles ne comptant pas. Pour la
première fois, on jouerait avec une limite de temps (4 h pour 40 coups,
puis 2 h pour les 20 coups suivants, etc ...). Après avoir perdu la
première partie, Steinitz remporta les 4 suivantes ! Anderssen réussi
à revenir au score à 6-6. Steinitz remporta la 13ème partie, puis la
14ème : 8-6. Steinitz se proclama champion du monde ! Henry Bird,
qui n'appréciait pas le jeu timoré de Steinitz, voulu prendre sa
chance en tant que challenger. Steinitz l'emporta, mais par une marge
étroite (+7;-5; =5). Steinitz était caractériel. En colère il lui
arrivait de frapper son adversaire. Aux échecs, il a constesté les
idées reçues et a ainsi fait progresser la théorie. C'est le premier
qui imagina de jouer de façon négative, c'est-à-dire de tenter de
contrecarrer le jeu de l'adversaire avant de penser à son propre jeu. S'étant
fait trop d'ennemis, Steinitz émigra aux Etats-Unis en 1883. Pour
gagner sa vie, il lui fallut donner de nombreuses exhibitions et il
fonda une grande revue d'échecs : The International Chess Magazine,
dans laquelle il ne manquait pas d'écrire des critiques acerbes et
parfois injurieuses envers ses adversaires. Son ennemi juré, Johannes
Zukertort (1842-1888), élève d'Anderssen, proposa un match à
Steinitz. Zukertort était le seul joueur capable de battre Steinitz. En
effet, il termina premier du tournoi de Londres de 1883 à 3 points
devant ... Steinitz. Le match débuta en Janvier 1886. Bien que Steinitz
remportat la première partie dans un style qu'on ne lui connaissait pas
(sacrifiant un cavalier contre trois pions), Zukertort gagna les 4
parties suivantes. On crût alors que Zukertort n'allait faire qu'une
bouchée de Steinitz quand celui-ci remporta les 2 parties suivantes.
Zukertort ne s'en remit pas et perdit le match (+10, =4, -5). Steinitz
devint alors officiellement champion du monde. Pendant ce temps, à
Saint-Petersbourg, Mikhail Tchigorine (1850-1908) se dévouait à
la cause des échecs. Il fonda une école d'échecs dont sortirent
plusieurs grands maîtres. On dit souvent que Tchigorine fut le père
des échecs soviétiques. Sans lui, il n'y aura peut-être pas eu les
Alekhine, Botvinnik, Smyslov, Petrossian, Spassky, Kortchnoï et autres
Karpov. Tchigorine considérait que le cavalier était plus puissant que
le fou. En début de partie, il sortait ses fous, les échangeait contre
les cavaliers adverses. Un match fut organisé entre Tchigorine et
Steinitz mais Tchigorine ne put battre l'autrichien (10-6), malgré les
53 ans de ce dernier. Steinitz avait changé son jeu. Il jouait plus
simple, et donc de façon moins fatigante. Un nouveau match fut
organisé. Steinitz rencontrait cette fois le hongrois Isidore
Gunsberg (1854-1930). Bien que celui-ci avait battu Henry Bird et
Joseph Blackburne, il ne parvint pas à détrôner Steinitz (+6, =9, -4) En
1892, un nouveau match entre Steinitz et Tchigorine eut lieu. Lors de la
23ème partie, alors que Steinitz menait 9-8 et que, donc, Tchigorine
devait remporter la partie (10 victoires pour Steinitz et ce dernier
gagnait le match), il commit une énorme bévue :
STEINITZ
TCHIGORINE 32. Fb4 ???, la gaffe la plus
tragique de l'histoire des échecs. Tchigorine abandonne avant même que
Steinitz ne joue 32. ..., Txh2+ suivi de Tdg2 mat ! Steinitz restait
champion du monde. Approchant 60 ans, Steinitz savait qu'il ne
pourrait plus garder lontemps la première place. D'autre part, il fut
durement affecté par le décès presque simultané de sa femme et de sa
fille de 18 ans. Mais des ploblèmes d'argent l'empêchaient de prendre
sa retraite. Emmanuel Lasker, âgé de 25 ans, allait alors lui
ravir son titre en 1894, par une victoire aussi nette que surprenante
(+10, =4, -5). Steinitz demanda une revanche en 1896, à Moscou. Ce fut
une véritable déroute pour Steinitz, qui perdit par 10 à 2. Puis
Steinitz commença à avoir des troubles mentaux : il dut faire un
séjour dans un asile. A plus de 60 ans, il renoua avec les tournois,
allant même jusqu'à remporter le tournoi de Londres de 1899 ! En
1900, ses troubles mentaux réapparurent. Il affirmait pouvoir
téléphoner à Dieu et le défier dans un match en lui offrant un pion
! Steinitz s'éteignit le 12 Août 1900 à New York.
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